Le brouillard de la guerre a-t-il disparu ?

Pierre Luce
4 min readMay 27, 2022

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Au début du XIXème siècle, Clausewitz formalise dans son oeuvre De la guerre ce que tous les commandants militaires ont expérimentés depuis l’Antiquité:

les trois quarts des objets sur lesquels il faut baser l’action à la guerre restant toujours plus ou moins plongés dans les brouillards de l’incertitude
livre 1, chapitre 3

ou encore

la grande incertitude de toutes les données constitue cette difficulté spéciale à la guerre, que l’action s’y poursuit toujours en quelque sorte dans un crépuscule tel, que, comme le brouillard et le clair de lune, il donne fréquemment aux choses un aspect étrange et des dimensions exagérées
livre 2, chapitre 2

Il théorise ici ce qu’on appellera communément le brouillard de la guerre, cette incertitude dans la connaissance de la situation opérationnelle à laquelle se confrontent les parties prenantes d’une opération militaire. Où est l’ennemi ? Quelles sont ses intentions ? Où sont mes troupes ? Mon subordonné a-t-il bien compris ses ordres ? Peut-il les mener à bien ?

Les développements techniques et technologiques dans le domaine militaire n’ont eu de cesse de chercher à réduire l’épaisseur de se brouillard, ou à se doter du nécessaire pour le percer, tout en empêchant l’adversaire d’en faire de même. Sommes-nous arrivés aujourd’hui à nous affranchir de cette incertitude ?

La conquête spatiale a mis en orbite des satellites capables de transmettre en direct des images de n’importe quel point du globe. Les vingts dernières années ont vu arriver des constellations de capteurs civils aussi précis, couvrant la planète entière, accessibles via des opérateurs privés, sur commande de n’importe qui disposant d’une carte de crédit.

La numérisation du champ de bataille, engagée dès les années 90, vise à construire un réseau d’information au coeur des opérations militaires, pour transmettre et partager en temps réel la situation physique et matérielle de chaque acteur et donner ainsi à tout un camp l’ensemble des informations possibles pour renforcer sa situational awareness. Cet espace de bataille numérique est branché à des systèmes de fusion de données multi-capteurs, permettant de croiser les renseignements, eux aussi diffusés à qui en aura besoin.

L’utilisation massive de réseaux sociaux par les combattants et leurs familles met à mal la sécurité opérationnelle. La guerre en Ukraine nous fournit une multitude d’exemples de frappe d’artillerie ou de drone provoquée par le livestream arrogant d’un soldat trop sûr de lui.

Ainsi, une puissance militaire moderne d’envergure peut voir l’ennemi, savoir précisément où se trouvent ses unités et transmettre efficacement ses ordres et ses renseignements à ses subordonnés. Mais avons-nous percé le brouillard de la guerre pour autant, ne serait-ce qu’un petit peu ?

Les satellites ou les réseaux sociaux ne sont que des capteurs différents, plus ou moins précis, plus ou moins fiables, mais ils ne révolutionnent pas la captation d’images ou de renseignements. Ils sont soumis, comme l’oeil d’un éclaireur ou l’oreille trainante d’un espion, aux opérations de déception. L’opération Fortitude aurait-elle échouée si les Allemands avaient disposés de satellites ?

Tout comme l’information obtenue par l’écoute des ondes radios est à prendre avec des pincettes, ce qui surgit sur les réseaux sociaux et ce qui est visible sur de l’imagerie spatiale est sujet à caution. Hier, on égarait volontairement un courrier pour attirer l’ennemi dans une embuscade, aujourd’hui, on publiera un message innocent sur Facebook.

L’armée connectée, aussi numérisée qu’elle soit, repose sur l’action humaine, soumise aux aléas connus de la guerre: la saisie de l’information pour la mise à jour d’une situation tactique sur un écran dans le feu de l’action, la compréhension des ordres, la connectivité limitée par la géographie… Si la transmission d’information peut être plus rapide et plus fiable, la friction existe toujours.

Cet outillage technologique peut au mieux amoindrir l’incertitude sur la situation physique et matérielle, et n’aidera pas à mieux appréhender une autre inconnue majeure: l’intention de l’adversaire. Au niveau tactique (la réunion de ses forces est-elle la préparation d’un assaut ou l’installation d’une défense ferme ?) comme au niveau stratégique (son exercice annuel à mes frontière est-il bien juste un exercice ou compte-t-il m’envahir ?), la technique ne permet pas encore d’apporter de certitudes sur les plans de l’ennemi. Son but politique, et donc l’ampleur des moyens qu’il est prêt à y consacrer, ne nous sont pas plus certainement connus.

Enfin, un raisonnement plus simple nous amène à la même conclusion. Si le brouillard de la guerre avait disparu, si les parties prenantes d’une guerre avaient accès à une information certaine leur donnant une connaissance parfaite de la situation des deux camps et la garantie d’une absence totale de friction, ce serait la fin de la guerre. En effet, un des deux camps saurait avant même de commencer qu’il perdrait, chacun pouvant évaluer quels sont les moyens qu’il faudra engager pour gagner, mesurer s’il est prêt à ce sacrifice au regard de son but politique, et comparer avec le même calcul fait pour son adversaire. Ce faisant, la guerre devient inutile car l’ascendant nécessaire à la négociation politique est déjà obtenu.

Force est de constater que la guerre existe toujours, et avec elle son brouillard d’incertitude.

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Pierre Luce
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Written by Pierre Luce

Ancien Responsable LaREM des Yvelines, militant JAM; tech, santé, défense, histoire.

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